Je
me permets d'emprunter l'expression à Paul Desmarais fils[i]
car «lobby de la gouvernance» convient parfaitement à ce mouvement en pleine
expansion dans les établissements publics et privés. Si vous gérez un budget
dans les millions de dollars, je parie que vous avez déjà reçu la visite de ces
apôtres de la saine gestion. Pour eux, la gestion n'est pas une affaire de
principes, c'est — bien mieux — une philosophie! Si vous voulez percer dans ce
domaine, rien de plus facile, je vous donne sur-le-champ une recette
infaillible. On adopte quelques mots qui suscitent l'inquiétude, comme :
«mondialisation», «concurrence», «crise»,
«décroissance», «survie», quelques mots qui éveillent de bons sentiments, tels que
: «transparence», «flexibilité», «imputabilité», «responsabilité» et surtout
des mots qui donnent espoir, comme : «amélioration». On apprend quelques exercices
de «team-building», on glane ça et là des trucs d'optimisation. Si on en a le
talent, on peut même acheter une licence pour adapter un logiciel de gestion au
marché convoité. Il ne reste plus qu'à vous faire connaître et à frapper aux
portes des établissements. Et voilà! vous êtes en «business».
Parfois,
tout ce dont une équipe plongée dans la morosité a besoin, c'est d'un œil extérieur
et de judicieux conseils pour se mettre en action et retrouver le goût de
travailler ensemble. Il n'y a rien de mal à s'offrir de tels services de
consultation. Si quelques-uns de ces consultants se présentent comme des sauveurs,
que peut-on y faire? Chacun est libre d'engager qui il veut. Ce qui me hérisse
le poil, c'est que les sauveurs sont
devenus la norme. Alors que le lobby de la gouvernance aurait dû rester une
frange marginale et confinée au secteur privé, celui-ci est devenu une
plate-forme de lancement pour une part grandissante des diplômés en gestion et
en génie. C'est qu'en devenant philosophie, la gouvernance a acquis une
dimension morale qui ouvre grand la porte au prosélytisme.
J'attire
votre attention aujourd'hui sur le colloque Lean 2014 de la santé et des
services sociaux, organisé par la Communauté virtuelle de pratiques en
amélioration continue (CvPAC),
un bel exemple de foire de la gouvernance qui rassemble gestionnaires,
fonctionnaires et consultants autour de la philosophie Lean. La gestion Lean est
l'adaptation américaine du «Système de production Toyota» introduit au Japon par
Taiichi Ohno après la deuxième guerre mondiale pour aider Toyota à concurrencer
les manufacturiers automobiles américains. Parmi les éléments caractéristiques
de la gestion Lean, on retrouve : les «kaizen», qui sont des rencontres de «team-building»
orientées sur la recherche d'optimisations; le «muda» ou gaspillage,
c'est-à-dire ce qui est considéré superflu et qu'on doit sans cesse identifier
et éliminer; le «mura» ou variabilité, qui doit toujours être réduit. Puisque
l'ohnisme ou toyotisme a donné des résultats stupéfiants pour le Japon, il
n'est pas étonnant qu'on l'ait par la suite étendu à toutes les industries imaginables
et qu'on tente tant bien que mal de l'adapter aux secteurs publics comme la
santé où se gèrent de gros budgets.
Bien
qu'il soit possible de faire une critique de la gestion Lean à partir de ses
effets néfastes sur la santé des salariés (voir par exemple l'article de 1997
de Nishiyama et Johnson sur la relation entre le Lean et le «karochi» ou mort
par surtravail[ii]),
je ne m'y attarde pas dans ce billet. Ce qui est révoltant dans le cas des
colloques Lean annuels, c'est de voir le Ministère de la Santé et des Services
sociaux inciter ses établissements à se lancer tête baissée dans l'adoption de
tout ce qui porte le nom de Lean. Quand
donc a eu lieu le débat public sur le recours massif aux consultants en gestion
et aux institutions d'enseignements qui offrent des programmes de formation
Lean? Il n'y en a pas eu. Aujourd'hui, c'est le Lean, demain ce sera autre
chose, mais une chose est sûre : le lobby de la gouvernance est là pour rester
et continuera à faire de bonnes affaires avec l'argent du public, tant qu'on le
laissera faire.