Alcibiade
: Mon doux maître adoré, je viens de faire la plus extraordinaire des rencontres
et je veux connaître ton avis sur les choses merveilleuses que j'ai entendues
de la bouche de cet homme.
Socrate
: Ah! Bien. Si ce n'est pas là Alcibiade, le plus enthousiaste des jeunes gens
avec qui j'aime à m'entretenir! Dis-moi, Alcibiade si ce que tu veux me dire
est d'une telle importance que je doive interrompre mon entretien avec Aspasie,
avec qui j'ai si peu l'occasion de parler.
Alcibiade
: Oh! oui, Socrate, car ce dont j'ai entendu parler concerne toutes les femmes,
y compris la plus illustre de la Cité.
Socrate
: Chère Aspasie, voyez-vous un inconvénient à entendre ce jeune homme? C'est un
des jeunes gens les plus prometteurs de la Cité et je ne serais pas étonné
qu'il remplisse un jour les fonctions de Périclès, s'il acquiert la tempérance
apportée par la connaissance.
Aspasie
: Ce jeune homme est d'une grande beauté et d'une assurance hors du commun. Je
doute qu'il soit né celui qui lui fera renoncer à prendre la parole.
Écoutons-donc ce qu'il a à nous dire, puisque je suis apparemment concernée, de
même que toutes les femmes.
Alcibiade
: Oh! Vous ne le regretterez pas, belle courtisane, et je vous encourage à le
répéter à votre amant. Ce sont des vérités qui apporterons le bonheur aux
hommes, si elles sont bien écoutées.
Socrate
: Voilà tout un programme! Je suis enchanté de faire partie des premiers qui
entendront ces vérités. Ne nous laisse
plus dans l'ignorance un moment de plus, cher Alcibiade et éclaire-nous sans
tarder sur tes découvertes.
Alcibiade
: Vous ne serez pas déçu, Socrate, je vous le promet! Il se trouve à l'Agora un
voyageur venu d'une cité lointaine où les femmes sont égales aux hommes. Cet
homme a bien des choses à nous apprendre sur les sciences que peuvent apporter
les femmes dans une Cité.
Aspasie
: Tiens donc! Et combien de femmes voyagent avec lui?
Alcibiade
: Aucune. Il est venu seul, pour éviter les dangers de la route à ces femmes si
sages.
Aspasie
: Quel galant homme qui donne si généreusement sa voix à des femmes restées
dans l'enceinte de sa cité. Je suppose qu'il doit être doué d'une mémoire
parfaite pour rendre fidèlement les paroles de ces femmes.
Alcibiade
: Pas du tout. Il parle au nom de tous ses concitoyens, hommes et femmes libres
et même les esclaves! Je comprends votre surprise à ces propos. J'en ai été
sidéré moi aussi. Il se trouve que dans
cette cité magnifique, les esclaves participent également aux votes, une fois
que les hommes et femmes libres ont débattu les sujets d'importance à
l'Assemblée.
Aspasie
: Et bien! Ces femmes sont égales à des hommes, vous l'avez démontré. Invitez
donc ce voyageur à ramener des femmes de sa cité pour sa prochaine visite.
Qu'il n'ait crainte pour leur sécurité, je suis certaine que Périclès se fera
un devoir de lui prêter tous les hoplites qu'il faudra pour les protéger des
bandits sur la route. Sur ce, je vous laisse parler entre hommes. Revenez me
voir une autre fois, cher Socrate, et nous reprendrons notre conversation.
Alcibiade
: Au revoir, Madame. Transmettez mes salutations à Périclès!
Socrate
: J'avais tant d'autres questions pour vous, Aspasie! Et bien, nous nous
reverrons bientôt j'espère. Alors, Alcibiade, qui est cet homme qui t'a tant
impressionné?
Alcibiade
: Il se fait appeler le Normand, du nom de la région la plus occidentale du
monde, là où les Titans ont dressé leurs temples.
Socrate
: Par le chien! Cet homme doit avoir vu bien des choses sur sa route. Vite,
conduis-moi à lui. Il est à l'Agora, dis-tu?
Alcibiade
: Mais Socrate! Ne me quitte pas ainsi. Nous avons beaucoup à discuter
ensemble.
Socrate
: Oui, alors, marche avec moi. Qu'as-tu appris de cet homme qui t'as mis dans
cet état?
Alcibiade
: Le Normand dit qu'il faut combattre les formes illégitimes d'autorité. Les
femmes sont égales aux hommes dans le sens où l'autorité s'exerçant sur la base
d'un genre est illégitime. N'est-ce pas une belle façon de régler les rapports
entre les hommes et les femmes dans la Cité?
Socrate
: Par Héra! Ce que j'entends là me semble fort inspirant, Alcibiade, mais je
dois t'avouer mon ignorance sur le sens de ces mots. Qu'entends-tu par quelque
chose d'illégitime?
Alcibiade
: Et bien, ce doit être quelque chose de contraire aux lois.
Socrate
: Fort bien. Et qu'est-ce que l'autorité?
Alcibiade
: Il me semble que l'autorité, c'est ce qui permet de commander.
Socrate
: Et le genre, c'est quoi?
Alcibiade
: C'est la qualité d'être un homme, une femme ou encore toute autre qualité qu'on
pourrait observer et qui relèverait de la condition de l'être sexué vivant en
société.
Socrate
: Je vois. L'égalité des genres est donc une loi de la cité du Normand.
Alcibiade
: Ah! non. L'égalité est un droit chez lui.
Socrate :
Et bien je ne te suis plus, mon cher Alcibiade. Je suis certainement plus lent
d'esprit que toi. Saurais-tu m'expliquer ce qu'est un droit?
Alcibiade
: Un droit, je pense, est un dû aux citoyens. Avant que tu ne me questionnes
davantage, Socrate, je devine déjà tes protestations. S'il y a un dû, qui le
doit? Ce doit être la Cité toute entière. Les droits doivent donc faire
nécessairement partie des lois de la Cité, car s'ils n'en faisaient pas partie,
les droits prendraient à des citoyens pour en donner à d'autres, ce qui serait
illégitime, parce que les Lois ne permettent pas de priver un citoyen de
quelque chose sans une raison reconnue par elles. Toutes les lois civilisées,
j'entends.
Socrate
: Si ça te semble clair, admettons pour la suite de la conversation que
l'égalité des genres soit une loi de la Cité.
Alcibiade
: Oui, prenons-le pour acquis. N'est-ce pas idéal?
Socrate
: Soit. Dans la cité du Normand, y
a-t-il des épreuve d'athlétisme?
Alcibiade
: Oh oui! Ils organisent même des jeux olympiques à l'image des nôtres.
Socrate
: Bien. Et qui gagne ces épreuves? Est-ce que ce sont majoritairement des
hommes ou des femmes?
Alcibiade
: Par Zeus! Les hommes et les femmes ont des épreuves séparées. Ce serait
injuste de les faire concourir ensemble étant donné les différences dans les
aptitudes physiques entre les hommes et les femmes.
Socrate
: Et bien! Ne devons-nous pas en déduire que les hommes et les femmes sont en
vérité inégaux et que l'égalité des genres de la cité du Normand est une loi qui
nie l'évidence?
Alcibiade
: Mais non, Socrate! Et je peux facilement démontrer que ce que tu proposes
comme contre-exemple n'en est pas un.
Socrate
: Je veux bien t'entendre et, comme tu vois, je m'arrête pour mieux t'écouter.
Alcibiade
: Alors voici. Les épreuves physiques permettent de rassembler les citoyens
autour d'un enjeu qui les passionne tous. On ne remettra donc pas en cause la
légitimité des Jeux.
Socrate
: Je n'en avais aucunement l'intention. Continue.
Alcibiade
: Merci, Socrate. Ce qui intéresse la Cité dans les Jeux, c'est de voir qui est
le meilleur. Mais les hommes étant avantagés dans les épreuves physiques, les
femmes n'auraient pas la moindre chance de remporter les honneurs de la
compétition si elles se mesuraient avec les hommes.
Socrate
: Nous sommes bien d'accord. Les femmes n'auraient aucun intérêt de participer
dans le but de gagner.
Alcibiade
: Et les Jeux olympiques, es-tu d'accord avec moi que ça apporte beaucoup
d'honneurs aux gagnants?
Socrate
: Évidemment! Et de nombreux gagnants des Jeux ont occupé des postes de
responsabilité dans la Cité précisément parce qu'ils se sont démarqués de cette
façon.
Alcibiade
: Et sur la base de quelle autorité pourrait-on priver les femmes de cette
possibilité?
Socrate
: Par le chien! Je n'en vois aucune, si ce n'est l'autorité des hommes sur les
affaires de la Cité.
Alcibiade
: Tu vois bien que l'égalité des genres rend cette autorité illégitime.
Socrate
: Je crois comprendre ton raisonnement. Pour le Normand, le genre d'une citoyenne
ne devrait pas l'écarter des décisions de l'Assemblée, ni prévenir les autres
citoyens contre ses discours avant même qu'elle ne prenne la parole. Mais
dis-moi, est-ce que les femmes libres prennent autant la parole que les hommes
libres dans les assemblées normandes? Et sont-elles aussi bien écoutées que les
hommes?
Alcibiade
: Ce n'est pas le cas. Dans les assemblées, ce sont surtout les hommes qui
prennent la parole et qui suscitent l'enthousiasme.
Socrate
: Qu'arrive-t-il quand les femmes prennent la parole?
Alcibiade
: Elles sont souvent les cibles de railleries portant sur leur genre et sont
discréditées
Socrate
: Hé là! Mais à l'assemblée comme aux Jeux, les hommes semblent avantagés.
Pourquoi les Normand n'ont-ils pas des assemblées séparées pour les hommes et
les femmes, alors?
Alcibiade
: Mon vieux Socrate, avec plus d'une assemblée, comment se voteraient les lois
de la Cité entière? Ne vois-tu pas qu'il y aurait des lois des hommes et des
lois des femmes et que tout serait embrouillé?
Socrate
: Je ne comprends pas grand-chose au déroulement des assemblées, mais je te
fais confiance sur ce point. Tu me dis donc qu'il vaut mieux n'avoir qu'une
seule assemblée et je veux bien te croire. Mais d'après tes propos, l'assemblée
des Normands ne respecte pas dans les faits l'égalité des genres. Es-tu en
train de me dire que leur assemblée est une autorité qui s'est déclarée
elle-même illégitime?
Alcibiade
: Ah! Socrate, tu me fais douter de moi. Ce qui me semblait si clair après mon
entretien avec le Normand, je crois bien que tu l'as retourné dans tous les
sens tant et si bien que je n'arrive plus à y croire. Mais voilà ce Normand
dont je te parle depuis tout à l'heure. Je t'en prie, parle-lui toi-même et
fais-lui la démonstration que tu as faite avec moi. Je suis toujours avide
d'apprendre à tes côtés. À chacun de tes entretiens avec de grands hommes, je
comprends mieux comment ils pensent et je saurai un jour convaincre l'Assemblée
mieux encore que Périclès.
Normand
: Alcibiade! Comme je suis heureux de te retrouver. Grâce à toi, j'ai pu
m'entretenir avec de nombreux jeunes gens à l'Agora et je veux te remercier de
m'avoir présenté aux plus vifs esprits de votre génération. Est-ce là ton maître dont tu m'as dit tant de
bien?
Alcibiade
: Normand! Je suis content moi aussi de te revoir. Ne te fie pas à son
apparence, cet homme à l'habillement négligé et qui marche pied nu est bien le
plus grand esprit de cette cité. Voici le plus sage des hommes, Socrate.
Socrate
: Alcibiade, tu me fais rougir! Salutations, Normand. En réalité, je ne suis
sage en rien de plus que je suis conscient de ma propre ignorance. C'est ce qui
me pousse à rechercher la compagnie des gens réputés pour leur sagesse dans
quelque domaine que ce soit. Alcibiade vous recommande pour vos enseignements
sur la place des femmes dans la Cité. Je suis impatient d'en savoir davantage
sur cette idée d'égalité des genres dans les lois normandes.
Normand
: Socrate, votre réputation est grande chez nous, de même que celle de vos
disciples. Je ne sais pas ce que je peux vous apprendre et je redoute un peu
votre examen, mais je vais tenter humblement de satisfaire votre curiosité.
Alcibiade
: Chouette!
Socrate
: D'après ce que m'a rapporté Alcibiade, les femmes normandes libres
participent aux débats des assemblées publiques. C'est bien vrai?
Normand
: Tout à fait vrai. Et certaines sont capables de moucher les meilleurs et les
plus illustres orateurs parmi les citoyens de genre masculin.
Socrate
: Et pourtant, l'Assemblée reste dominée par les hommes et l'égalité des genres
doit être gardée par les Lois. Comment expliquez-vous cette contradiction
apparente?
Normand
: Très bien, je vous propose l'explication suivante. Dans un passé pas si
lointain, notre Cité s'est scindée en factions qui se sont affrontées dans les
rues. Lorsqu'est venu le temps de reconstituer la Cité, la faction la plus
grande comptait de nombreuses femmes et de nombreux esclaves qui s'étaient
illustrés au combat. Les femmes ont obtenu le droit de participer à l'Assemblée
et les esclaves ont obtenu le droit à de meilleures conditions de vie. En
donnant le droit de vote aux femmes et aux esclaves, la Cité s'est assurée que
ces droits ne leur soient jamais enlevés contre leur gré. Avec le paix et la
prospérité retrouvées, ces lois n'ont plus été remis en question jusqu'à
aujourd'hui.
Socrate
: Je suis intrigué. Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui?
Normand
: La prospérité n'a duré qu'un temps. Nous avons subi calamité sur calamité et
des voix se sont élevées pour dénoncer les avantages conférés aux femmes et aux
esclaves, des avantages désormais jugés improductifs. Ces voix étaient d'abord
celles d'hommes libres, mais elles semblent maintenant venir de toute la Cité.
Socrate
: Vote cité pourrait bien se scinder à nouveau en factions! J'en suis désolé
pour vous.
Normand
: Je reste optimiste. Je crois qu'en
enseignant la philosophie aux jeunes gens, ils sauront développer leur esprit
critique et éviter ainsi de se laisser avoir par les sophismes des puissants.
Socrate
: Par Héra! Voilà qui est bien dit. Écoute cet homme, Alcibiade. Attache tes
pas aux siens pendant son séjour ici et tu sera assuré d'apprendre quelque
chose. Je vous souhaite à tous les deux une bonne fin de journée.
Normand
: Attendez, cher Socrate. J'aimerais avoir votre avis sur une polémique qui a
court dans mon pays.
Socrate
: Je préfère me tenir loin des polémiques, mais pour toi je veux bien faire
exception. Je t'écoute.
Normand
: Alors voilà. Un homme vient de publier ce texte…
Alcibiade
: Socrate, la polémique dont le Normand parle est étalée dans plusieurs
publications. J'ai lu Foglia dans la Presse (La
chasse à l'homme), Louise Gendron dans Châtelaine (Lâchée lousse),
Hyènes en jupons (Ricochet
sur Jean Barbe), je suis féministe (Le silence «féministe» de
Ricochet), Marie-Christine dans Hyènes en jupons (Aimer. Point.)
Socrate
: (…)
Alcibiade
: Par Zeus! Socrate est bouche bée…
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