Rappel : Dans la perspective éliassienne adoptée (ici) pour notre projet d’essai sur la coexistence, nous avons pris de grandes précautions pour développer un vocabulaire spécifique à notre tâche. Aujourd’hui, nous revenons sur le chemin parcouru afin de mieux préciser les difficultés de notre entreprise et nous verrons pourquoi nous avons bien fait de prendre notre temps.
L’intuition
est nécessaire à la recherche scientifique, mais elle n’est pas suffisante.
Même dans une science dite « pure » comme les mathématiques, on ne
peut rien avancer sans d’abord poser des définitions et des énoncés tenus pour
vrais, quitte à les réviser lorsque le raisonnement conduit à des
contradictions ou à des paradoxes. Un très bel exemple nous vient de la théorie
des ensembles et je le présente ici parce que le mot « ensemble » fait justement partie de notre vocabulaire de
recherche, tel que présenté plus tôt (ici).
Jusqu’au
début du XXème siècle, on ne mesurait pas à quel point la mathématique
des ensembles est liée au langage. Intuitivement, on supposait qu’une propriété
clairement énoncée permettait de définir un ensemble, soit l’ensemble des
choses satisfaisant cette propriété. Mais on doit à Bertrand Russell le
paradoxe suivant :
Un barbier se propose de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Le barbier doit-il se raser lui-même?
Dans
les deux éventualités, le barbier contreviendrait à son projet, pour autant
qu’il soit un homme. Ce paradoxe est un défi mathématique véritable car il peut
s’exprimer ainsi :
Considérons l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes. Cet ensemble se contient-il lui-même?
Qu’on
réponde oui ou qu’on réponde non, on arrive dans les deux cas à une
contradiction. En découvrant ce paradoxe, les mathématiciens se trouvaient bien
embêtés : d’un côté la notion d’ensemble est cruciale pour les
mathématiques et d’un autre côté il est impossible de produire une définition à
la fois formelle et non paradoxale de ce qu’est un ensemble sans introduire de
restrictions.
La
solution, aussi contre-intuitive soit-elle, a été de ne travailler qu’avec des
définitions restreintes. Ainsi, la théorie des ensembles est désormais fondée
sur des axiomes qui restreignent au départ ce qui peut être un considéré un ensemble.
En conséquence — et c’est là ce qu’on veut garder à l’esprit — il faut admettre qu’une chose qui serait
intuitivement un « ensemble » de choses qui satisfont une propriété
définissable en termes des axiomes de départ pourrait très bien ne pas
satisfaire la définition d’un ensemble. On introduit incidemment, en
mathématiques, la notion de « classe » pour permettre de considérer
ces choses plus générales.
La
leçon à retenir de cette histoire est que là où l’intuition confond inévitablement
les choses, il est nécessaire de procéder méthodiquement et d’ajouter
progressivement des symboles pour étendre la connaissance humaine sans sortir
du domaine de l’intelligible.
Il
n’y a pas de définition de l’existence universellement partagée par tous les
êtres humains. Pourtant, tous s’entendent sur l’existence d’êtres, ne serait-ce
que soi avec d’autres. C’est pourquoi nous avons choisi de développer notre
théorie de l’existence sensible à partir des sensations et plus généralement
des perceptions. D’abord les perceptions directes des organes sensoriels,
explicables selon les lois de la physique et de la chimie, puis les perceptions
conceptuelles, relevant de l’expérience individuelle et communicables par
l’utilisation de symboles. Cette faculté de communiquer à l'aide de symboles, nous
l’avions mise en évidence dès notre définition de l’être humain. Il était donc
naturel de considérer les perceptions partagées par plusieurs individus, ce qui
nous a conduits à définir les perceptions communes.
C’est
au niveau des perceptions communes que surviennent les difficultés. Quelle est
la partie qui perçoit dans une perception commune? Intuitivement, c’est
l’ensemble des individus qui perçoivent une même chose. Apparaît alors la
possibilité d’envisager des ensembles d’individus comme des êtres sensibles.
Selon les circonstances, l’usage fait que des familles, des communautés, des
peuples sont des êtres sensibles à propos desquels les humains communiquent
entre eux à l’aide de symboles.
À l'horizon, des lignes parallèles intuitives à la Place centrale de l'Université de Grenoble (source) |
Hors,
en Occident, le symbole de l’Humanité est couramment utilisé pour désigner l’être
sensible de tous les êtres humains, passés, présents et à venir. En fait, l’utilisation
du symbole Humanité illustre bien l’intuition à l’œuvre dans l’intelligence
humaine. Chaque individu se repère dans son environnement à partir de ses
propres perceptions, qu’elles soient directement induites par ses sens, qu’elles
soient conçues par son esprit ou qu’elles soient communiquées par autrui. La
perception individuelle de l’Humanité sera donc intuitivement généralisée à
partir d’ensembles bien construits : soi en tant qu’être humain considéré
individuellement, les membres de sa famille, de sa communauté, ses
contemporains, ses ancêtres, ses descendants, et cetera. Cependant, l’Humanité
ne peut pas être un « ensemble » selon la signification restreinte que
nous avons choisie pour nos recherches. (Et qu’on peut trouver ici).
La raison est la même qu’en mathématiques : l’intuition confond le symbole
« ensemble » dans les perceptions suivantes: l’ « ensemble »
des êtres humains que je peux connaître par indifférenciation des êtres humains
que je conçois — ce qui est bien fondé — et l’ « ensemble » de tous
les êtres humains, une chose qui ne peut pas être réduite à un ensemble bien
fondé sans introduire de paradoxe. (Par exemple, ce qu’est un Innu, considérant
qu’Innu veut dire « être humain » en langue innu.)
De même qu’en mathématiques la solution n’est pas d’éviter de penser à
des choses qui ne peuvent pas logiquement être des ensembles, mais d’introduire
un nouveau symbole pour désigner ces choses dans une logique de deuxième ordre,
la solution n’est pas d’éviter de penser l’Humanité — ce qui serait choisir l’ignorance
— mais d’introduire un niveau d’abstraction qui permet de la penser comme autre
chose qu’un ensemble d’êtres humains, bien qu’intuitivement semblable à un
ensemble d’être humains.