mercredi 10 avril 2013

Quiétude et tumulte

Gavazzi dans son habit de moine barnabite
Photo tirée du Montreal Witness, 8 juin 1853;
Reproduite par Sylvain dans l'Encyclopédie de l'histoire du Québec

Le Québec est agité. Quoi, encore? Les coffres sont vides, disent les honnêtes gens, retournez travailler! Une manifestation pour la manifestation devait avoir lieu le 5 avril[1], mais les personnes qui s'étaient rassemblées dans ce but et quelques passants surpris ont été encerclés par les policiers et empêchés de circuler librement pendant plusieurs heures. Des journalistes ont été expulsés[2] et d'autres sont restés à l'intérieur pour témoigner du moral et des conditions de détention des manifestants[3]. Anarchopanda, l'icône de l'anarchie pacifique a été symboliquement décapité par les forces de l'ordre[4] et on a même pu voir un policier rigoler lorsqu'un journaliste lui a signifié qu'on l'empêchait de faire son travail[5].

Pourquoi manifestent-ils? demande-t-on[6]. Le gouvernement a tourné la page sur la crise sociale[7], comme l'ont fait les porte-paroles étudiants de l'an dernier[8]. L'unité sociale en apparence retrouvée, ceux qui restent dans la rue risquent la réprobation collective, non plus sous la forme de gazs, de bombes assourdissantes et de mutilations[9], mais par une tentative de lente érosion de leur volonté grâce à des contraventions au code de sécurité routière et aux règlements municipaux comme le fameux P-6.

Le Règlement P-6 a été voté en 2012 pour donner aux policiers des pouvoirs accrus sans pour autant qu'il leur soit explicitement rappelé de faire preuve de discrétion. Il s'inscrit dans une lignée de règlements votés en réaction à des bris de matériel à l'occasion de manifestations. Concrètement, P-6 donne à tout policier la possibilité d'arrêter un groupe de trois personnes ou plus qui n'auraient pas divulgué leur itinéraire ou dont l'une d'entre elles aurait le visage couvert. Les amendes pour les personnes arrêtées commencent à $500 plus les frais et peuvent monter jusqu'à $3000 pour une troisième offense.

Pour plusieurs Montréalais et citoyens en transit, P-6 est justifié par le besoin de quiétude et de sécurité[10]. Au sens de la loi, c'est dans le Code Criminel qu'on trouve les articles les plus approchant de ces idées. Les articles 65 à 69 portent sur «l'émeute», un attroupement illégal qui a commencé à troubler la paix tumultueusement. L'article qui porte le plus a confusion est certainement le dernier, qui va comme suit:
Négligence d’un agent de la paix
69. Un agent de la paix qui est averti de l’existence d’une émeute dans son ressort et qui, sans excuse valable, ne prend pas toutes les mesures raisonnables pour réprimer l’émeute, est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans. [je souligne]

L'émeute la plus célèbre de Montréal, le 25 avril 1849, s'est déroulée dans un climat politique exceptionnel. (Lire à cet effet «Le Parlement brûle») et a marqué le début de «l'année de la Terreur». Montréal et le Canada ont bien changé depuis 1849, mais les écrits restent, fussent-ils des lois. Le Code Criminel n'indique pas ce qui est entendu par un attroupement qui «trouble la paix tumultueusement». D'après mon dictionnaire, le tumulte est un désordre bruyant; le bruit confus que font des personnes assemblées. «Tout à coup il entendit derrière lui un tumulte, des pas précipités, des cris aux armes! » (Hugo). «Un tumulte d'acclamations, d'applaudissements, de trépignements, d'interpellations bruyantes se prolongea » (Madelin).

Dans l'arrêt Hébert v. Martin de 1931, on peut lire plusieurs témoignages qui donnent une idée de la compréhension du mot «émeute» à l'époque. Dans le cas en question, il y avait eu violence et menaces de violence par un groupe de personnes envers une autre personne. L'arrêt renvoie également à l'émeute Gavazzi, datant de 1853[11].

Dans l'arrêt Dupond de 1978 sur le Règlement 3926 du 12 novembre 1969 permettant d'interdire temporairement la tenue de toute assemblée, défilé et attroupement dans le domaine public de Montréal, les motifs déterminants pour la Cour suprême ont été la nature locale du règlement et la situation exceptionnelle donnant lieu à l'ordonnance. Le jugement n'est pas unanime[12]. Selon la lettre du directeur du SPVM demandant l'ordonnance, il y avait eu 97 manifestations depuis le début de l'année 1969 dont certaines avait attiré plusieurs milliers de manifestants qu'il leur avait fallu contrôler, nécessitant la mobilisation à grands frais de centaines de policiers. On y évoque la présence récurrente d'agitateurs lançant des projectiles, la crainte d'actes de violence à la personne et à la propriété et aussi la crainte d'une « aggravation du nombre des vols à main armée et crimes majeurs lorsque les hommes de police doivent être mobilisés lors de ces manifestations».

Depuis mai 2012, la Commission de la sécurité publique de la Ville de Montréal est en possession d'une lettre du Barreau du Québec l'informant «des garanties constitutionnelles liées aux libertés fondamentales que sont la liberté d'expression et la liberté de réunion pacifique » et de leurs réflexions sur la constitutionnalité du projet de Règlement P-6.

Je tiens à préciser que je ne suis pas avocat, mais à mon sens il y a deux façons de sortir de l'impasse et de mettre un terme à la répression inutile et coûteuse qui est exercée envers des citoyens et citoyennes chargés de tous les maux par la presse à scandale. La première solution serait d'abroger l'article 69 du Code Criminel, pour tenir compte de l'évolution des mœurs et de la nature pacifique du peuple québécois. L'autre serait d'abroger le Règlement P-6 de la Ville de Montréal et les dispositions semblables adoptées dans d'autres municipalités au plus fort de la crise sociale de 2012. La deuxième option me semble plus réaliste à court terme, du moins pour les habitants de Montréal qui veulent qu'on «arrête de se chicaner». À cet effet, j'ai fait connaître mon opinion à mes élus locaux lors du conseil d'arrondissement du 8 avril et je compte en faire autant le 22 avril prochain pendant l'assemblée municipale.

Le 22 avril, à l'Hôtel de Ville de Montréal, c'est un rendez-vous!

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Ajout du 11 avril : Dans ce documentaire, on entend clairement un policier expliquer que son opinion personnelle ne compte pas, il doit faire respecter les lois. C'est indéniable, la balle est dans le camp des élus municipaux : si la contestation prend de l'ampleur, la police s'en lave les main.



[1] L'événement Facebook, inscrit par 4 personnes commençait comme suit : «SOLIDARITÉ CONTRE LA RÉPRESSION POLICIÈRE À MONTRÉAL. ENSEMBLE, REPRENONS LES RUES ! Manifestation et désobéissance civile contre le règlement anti-manifestation P-6 de Montréal. »
[2] L'équipe de CUTV, voir les images.
[3] Écouter les entrevues de la journaliste Carla Flournoy avec plusieurs manifestants encerclés.
[4] Face la pression populaire, le service de police a annoncé son intention de rendre la «pièce à conviction» à son propriétaire, un professeur de philosophie.
[5] Un journaliste de La Presse, dans ce reportage.
[6] Voir le premier commentaire qui suit cet article.
[7] Voir cet article du Devoir.
[8] Un leader étudiant, notamment, a rejoint le Parti Québécois, maintenant au pouvoir.
[9] Voir l'émouvant documentaire Dérives réalisé par des journalistes indépendants.
[10] Comme en témoigne la présentation d'un des chantier du Sommet de Montréal intitulé «Environnement urbain paisible et sécuritaire».
[11] Pour une description captivante d'une émeute à Québec provoquée par une conférence de Gavazzi, lire l'article de Robert Sylvain «Séjour mouvementé d'un révolutionnaire italien à Toronto et à Québec», paru en 1959.
[12] Notez bien que les juges ont le droit d'exprimer leur dissidence; la lecture de l'arrêt est fort instructive.

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