mercredi 9 juillet 2014

À la recherche de l'activité non-valeur

extrait d'une brochure trouvée sur le site d'un hôpital universitaire québécois

Une activité est une non-valeur ajoutée si elle ne participe ni à la réalisation de la raison d'être de la visite du patient, ni au fonctionnement adéquat de l'hôpital, ni au respect des lois ou des normes; ou si cette activité a perdu sa justification avec le temps mais est encore effectuée par routine.

Note : Qu'entend-on ici par «non-valeur»? Voyons si on peut trouver une bonne définition.

extrait du Littré (http://www.littre.org/definition/non-valeur)

non-valeur , substantif féminin

1 Manque de valeur. Une terre en non-valeur. Du revenu que produit une maison, il faut déduire tant pour les non-valeurs.  Fig. Je ne sais si je pourrai faire valoir toutes mes prétentions légitimes, et si je ne trouverai pas bien des non-valeurs, [Fontenelle, Lett. gal. Œuvr. t. I, p. 491, dans POUGENS]. Dans le commerce, non-valeur se dit de marchandises qui ne se vendent pas, d'articles qui ne doivent pas être portés en recette.

2 Terme de finances et de commerce. Certaines créances qu'on n'a pu recouvrer. C'est celui [dîme ecclésiastique] de tous les revenus qui fait le moins de non-valeur, ou, pour mieux dire, qui n'en fait point du tout, [Vauban, Dîme, p. 12]. Terme de finances. Fonds de non-valeur, fonds composés de centimes additionnels payés par les départements au prorata de leurs facultés contributives, et servant au dédommagement du contribuable qui justifie d'une perte de revenu. En termes militaires, non-valeurs, les musiciens et les soldats faisant près des officiers le service d'ordonnances.

Note : Ainsi, les non-valeurs peuvent être des biens, des créances ou des personnes, mais pas des activités, si on se fie au Littré. Cherchons une autre source.

extrait du Centre national de ressources textuelles et lexicales (http://www.cnrtl.fr/definition/non-valeur)
A. − 1. LÉGISL. FINANCIÈRE. Absence de rendement financier (d'une exploitation, d'une forme de perception des impôts indirects).
Admission en non-valeur. Décision de ne pas poursuivre, provisoirement, le recouvrement d'une créance en raison de l'insolvabilité ou de l'absence du débiteur (Admin. 1972).
− Mise en non-valeur. Décision à considérer une créance comme définitivement irrécupérable (Admin. 1972).
− P. méton. Créance irrecouvrable. Le défaut de surveillance y ajouta d'autres dommages: des non-valeurs, des oublis, des crédits véreux, des erreurs d'écritures, même des soustractions d'articles (Reybaud, J. Paturot, 1842, p.389).
2. Marchandise non vendue qu'on ne peut porter en recette. Tout produit non demandé est une perte pour le producteur, une non-valeur commerciale (Proudhon, Propriété, 1840, p.232).
B. − Au fig.
1. Absence de valeur (d'une personne ou d'une chose). Il promenait à travers la vie l'âpre conscience de sa non-valeur (Courteline, Train 8h47, 1888, 1repart., ii, p.16).Petite discussion théologique avec un prêtre au sujet de la grâce sanctifiante et de la non-valeur absolue, selon lui, des bonnes œuvres accomplies hors de l'état de grâce (Bloy, Journal, 1903, p.179).
2. Chose sans valeur. Dans les sociétés modernes, le mort est simplement un zéro, une non-valeur (Goncourt, Journal, 1863, p.1214).
3. Vieilli. Personne considérée comme bonne à rien. Synon. incapable, nullité, zéro. Cette année-ci, nous n'avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné (Gobineau, Nouvelles asiatiques, 1876). Lesable haussa les épaules: «Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c'est une non-valeur» (Maupassant, Contes et nouvelles, 1884).

Note : On retrouve ici essentiellement les mêmes définitions que dans le Littré. Que peut-on apprendre des philosophes, maintenant?

extrait de l'Essai politique sur le commerce de Jean-François Melon de Pradou, publié en 1734
«Le commerce ne peut être florissant que lorsque chacun se sert avec avantage de tout ce qui lui appartient, terres, maisons, rentes, effets publics. Car si quelques-unes de ces parties est sans valeur c'est un superflu inutile dont le propriétaire n'achète plus son nécessaire, c'est-à-dire la denrée de son voisin, …ainsi l'ouvrier ne vend plus l'industrie qui lui procuroit du pain et du vin, et l'avilissement de la denrée décourage le laboureur hors d'état de payer l'imposition. De là naissent de nouvelles non-valeur, tant publiques que particulières. Les citoyens abondent en effets inutiles, et la plupart manquent du nécessaire qui est à leur porte, superflu lui-même, et de nul usage au propriétaire. Il y a une liaison si intime dans les parties de la société, qu'on ne saurait en frapper une, que le contre-coup ne porte sur les autres.»[i]

Note : C'est une bonne piste! Au XVIIIe siècle, la «non-valeur» est adoptée pour désigner la propriété qui n'est pas mise à contribution. En effet, au siècle des Lumières, on s'évertue à repenser l'État et son bien. Dans ce court extrait de Melon,  il n'est pas évident que les activités puissent être considérées comme des non-valeurs. Mais à l'époque, l'esclavage était autorisé dans les colonies françaises. Si on suspend notre répulsion pour voir comment Melon tente de le justifier (son œuvre semble plutôt gentille hormis ce point), on peut lire ceci:

«Que, par une opération particulière, le bien qui appartient à Jacques lui soit ôté pour en enrichir Pierre, l'État n'y perd rien; et il se peut même que Pierre, meilleur citoyen, qui a rendu des services à la patrie, en fera un usage plus utile; mais l'opération est détestable, elle ouvre la porte à l'injustice, à la haine, dépouille le juste possesseur, met les propriété dans l'incertitude : c'est ce que les relations nous content de plus odieux du pouvoir oriental (sic).

Mais que, dans une opération générale, dont le législateur prévoit un bien à sa nation, il s'ensuive le dommage de quelque particulier, alors ce dommage a une compensation si grande, qu'il doit être nul devant le législateur, qui n'a pu faire entrer dans son plan les intérêts de détail. C'est ainsi qu'une bataille gagnée, ou une ville prise, coûte des hommes et de l'argent; mais le législateur ne choisit ni ceux qui doivent périr, ni ceux qui doivent payer. C'est une suite de la loi où nous sommes engagés pour le service de l'État; et s'il était permis d'élever la comparaison jusqu'à l'Être-Suprême, c'est ainsi que les perfections de l'univers sont accompagnées de quelque mal physique et moral, sujet de scandale pour les esprits qui n'embrassent pas la totalité.»

Note : Suivant la pensée de Melon précédemment exprimée, un homme qui est la propriété d'un autre peut être une non-valeur pour lui-même (à supposer qu'il se conçoive comme sa propre propriété) mais contribuer au bien de l'État en tant que propriété d'un autre, et c'est la perfection de l'État qui justifie l'injustice particulière qui lui est faite de le priver de sa liberté. On dirait aujourd'hui que ceci est un effort de légitimation d'un état de fait que l'auteur n'est pas disposé à remettre radicalement en question. Melon ne va toutefois pas jusqu'à dire que l'activité de l'esclave est un bien dont le maître est propriétaire, ce qui nous rapprocherait d'une définition de non-valeur qui inclurait les activités. Qui d'autre interroger?

extrait de De l'économie de Xénophon, il y a plus de 2200 ans.[ii]

J’ai entendu un jour Socrate s’entretenir ainsi sur l’économie :
« Dis-moi, Critobule, l’économie a-t-elle un nom de science comme la médecine, la métallurgie et l’architecture ?
— Je le crois, dit Critobule.
— Oui, mais de même que nous pouvons déterminer l’objet de chacun de ces arts, pouvons-nous dire aussi ce que l’économie a pour objet ?
— Je crois, dit Critobule, qu’il est d’un bon économe de bien gouverner sa maison.
— Et la maison d’un autre, dit Socrate, si on l’en chargeait, ne pourrait-il pas, en le voulant, la gouverner aussi bien que la sienne ? Celui qui sait l’architecture peut aussi bien travailler pour un autre que pour lui : il en est de même de l’économie.
— Je le crois, Socrate.
— Ainsi, reprit Socrate, celui qui, connaissant la science économique, se trouverait sans bien, pourrait comme gouverneur de maison, ainsi que le faiseur de maisons, recevoir un salaire ?
— Oui, par Jupiter, dit Critobule, et même un salaire plus considérable, s’il pouvait, en administrant la maison, remplir tous ses devoirs et en augmenter la prospérité.
— Une maison, qu’est-ce donc, selon nous ? Est-ce la même chose qu’une habitation, ou bien tout ce qu’on possède en dehors de l’habitation fait-il partie de la maison ?
— Je le crois, dit Critobule ; et, quand même on n’aurait aucun bien dans la ville où l’on réside, tout ce qu’on possède fait partie de la maison.
— Mais ne possède-t-on pas des ennemis ?
— Oui, par Jupiter, et quelques-uns beaucoup. 
— Dirons-nous que les ennemis font partie de nos possessions  ?
— Il serait plaisant, dit Critobule, qu'en augmentant le nombre des ennemis, on reçût pour cela un salaire.
—Tu disais pourtant que la maison d'un homme est la même chose que la possession.
— Par Jupiter, dit Critobule, quand on possède quelque chose de bon ; mais, par Jupiter, quand c'est quelque chose de mauvais, je n'appelle pas cela une possession.
— Tu m'as l'air d'appeler possession ce qui est utile à chacun.
— C'est cela même; car ce qui nuit,  je l'appelle perte plutôt que valeur.
— Et si quelqu'un achetant un cheval, sans savoir le mener, tombe et se fait mal, ce cheval ne sera donc pas une valeur ?
—Non, puisqu'une valeur est un bien.
— La terre n'est donc pas non plus une valeur, quand celui qui la façonne perd en la façonnant ?
— Évidemment, elle n'en est pas une, quand au lieu de nourrir elle produit la pauvreté.
— N'en diras-tu pas autant des brebis ? Quand un homme qui ne sait pas en tirer parti éprouve une perte, les brebis sont-elles pour lui une valeur ?
— Pas du tout, selon moi.
— Ainsi, à ton avis, ce qui est utile est une valeur, et ce qui est nuisible une non-valeur.
— C'est cela.
— La même chose, pour qui sait en user, est donc une valeur, et une non-valeur pour qui ne le sait pas. Ainsi une flûte pour un homme qui sait bien jouer de la flûte est une valeur, tandis que pour celui qui ne sait pas, elle ne lui sert pas plus que de vils cailloux, à moins qu'il ne la vende.
— Oh ! alors, si nous vendons la flûte, elle devient une valeur; mais si nous ne la vendons pas et que nous la gardions, c'est une non-valeur pour qui n'en sait point tirer parti.
— Nous sommes conséquents, Socrate, dans notre raisonnement ; puisqu'il a été dit que ce qui est utile est une valeur, par suite une flûte non vendue n'est pas une valeur, attendu qu'elle est inutile, au lieu que, vendue, c'en est une. »
— Alors Socrate : « Oui, mais il faut. savoir la vendre : car, si on la vend à un homme qui n'en sait pas tirer parti, on ne lui aura pas fait acquérir une valeur, d'après ton raisonnement.
— Tu m'as l'air de dire, Socrate, que l'argent même n'est pas une valeur, si l'on ne sait pas s'en servir. (…)»

Note : On s'interroge donc sur la non-valeur depuis des millénaires, mais nulle part je ne trouve d'activités présentées sous le vocable de «non-valeur». Je reste songeur.



[i] cité dans «Du travail comme non-valeur philosophique? Les années 1740-1780 entre éthique corporative et pensée sociale», Anne-Françoise Garçon, Université Rennes 2, texte présenté au Séminaire «Anthropologie de la valeur» (R.Laufer, A.Hatchuel dir.), Collège International de Philosophie, février 2004.
[ii] Traduction d'Eugène Talbot, 1859. (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/xenophon/economique2.htm)

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