Rappel
Nous inspirant de la théorie des symboles de Norbert Elias, nous avons choisi la biologie comme point de départ à notre étude de la coexistence humaine. Aux fins de l’exposition, nous avons fixé la signification de certains symboles spéciaux de la langue. En particulier, la chose sert à désigner la réponse à une interrogation d’un être humain. De même, l’être a comme fonction de désigner l’appartenance à un ensemble repéré par un être humain. Nous avons remarqué que le symbole de la coexistence humaine est communément utilisé pour signifier la présence physique d’êtres humains sur un territoire donné sans qu’il y ait de guerre. Nous avons écarté cette signification et nous avons entrepris de nuancer la signification du symbole d’existence selon différents niveaux de connaissance. Notre premier niveau d’observation a été celui des atomes tels qu’ils sont utilisés en chimie. Nous basant sur les connaissances de la chimie et de la physique, nous avons posé qu’il existe en tout temps un nombre fini d’atomes dans la voie lactée et à plus forte raison sur la Terre. Nous avons montré qu’en prenant les atomes comme éléments de base et le symbole d’ensemble pour signifier toute relation, il est possible de désigner n’importe quel être matériel terrestre, allant de l’atome d’hydrogène à la Terre entière.
Cristaux de glycine sous un microscope polarisant (C) Jerzy Gubernator, reproduit avec la permission de l'Institut Metanexus, www.metanexus.net, sous licence CC BY-NC-ND 3.0 US |
La signification de la vie matérielle
La conception d’existence matérielle que nous avons développée est fondée sur l’existence des atomes du tableau périodique des éléments. Cette théorie comporte l’avantage de faire coïncider la signification du mot « matière » avec son utilisation en chimie, une discipline incontournable dans l’orientation des êtres humains. On sait par les connaissances de la physique quantique et de l’astrophysique que la matière et l’énergie ne sont pas séparables sous certaines conditions extrêmes, comme au cœur des trous noirs ou lors de l’expansion primordiale à l’origine de la radiation cosmique de fond détectable par radiotélescope. Même les particules comme les électrons sont correctement repérables en physique sous forme d’ondes. Les recherches en physique quantique font deviner qu’il existe une particule non encore détectée, le graviton, qui serait le vecteur de la force gravitationnelle et qui expliquerait l’existence de la matière telle que nous la percevons. Cependant, la matière telle qu’elle est signifiée en chimie reste actuellement l’utilisation la mieux développée pour penser les fondements de la vie matérielle.
La biochimie a permis d’identifier une vingtaine de composés organiques à partir desquels sont constituées les plus importantes molécules qu’on trouve dans les êtres vivants après l’eau. Ces composés organiques font partie de l’ensemble des acides aminés, dont le nom renvoie aux possibilités d’interactions chimiques de ces composés. Les acides aminés et d’autres groupes moléculaires forment ensemble des compositions plus complexes appelées protéines, membranes, organites, virus, gènes, entre autres choses qui sont associées au phénomène de la vie microscopique. Bien que la biologie définisse traditionnellement la cellule comme base du vivant, nous allons procéder autrement. La raison pour laquelle la cellule a été choisie comme base est certainement due aux limites des premiers instruments d’observation. On a d’abord identifié la cellule comme la structure de base commune des êtres vivants avant d’être capable de différencier son contenu et d’identifier les organites, puis les virus et les acides aminés. En fait, la cellule est en perpétuel changement depuis sa formation et dans sa durée, au fur et à mesure des interactions chimiques et physiques qui la touchent, jusqu’à la disparition de sa forme, sans que disparaissent nécessairement ses composants organiques au niveau des acides aminés. Ce qui persiste durant la vie de la cellule, c’est une régularité de composition et de processus organiques qui permettent à l’être humain de la repérer et de lui attribuer son symbole spécifique.
Une bonne raison d’abandonner la notion de cellule comme base du vivant, c’est la propension de l’être humain à l’anthropomorphisme. Puisque nous passons par un stade unicellulaire lors de la reproduction, il va de soi d’éprouver de l’attachement pour la forme cellulaire et de l’aversion pour les êtres matériels comme les virus qui se reproduisent en se servant des protéines et des organites trouvés dans une cellule, parfois au détriment de la survie de l’hôte. Nous ne voulons pas introduire la notion de morale au niveau microscopique, ce qui supposerait un libre arbitre bien au-delà de la compétence des microbes connus.
Bébé glycine, (c) prim & plush |
wikimedia |
(c) The Worlds of David Darling |
Les
trois illustrations ci-dessus sont utilisées pour indiquer la molécule de
glycine, le plus simple des acides aminés. Dans le symbole chimique NH2CH2COOH,
on repère aisément l’ensemble des atomes de la glycine : cinq atomes
d’hydrogène (H), deux atomes d’oxygène (O), deux atomes de carbone (C) et un
atome d’azote (N). L'illustration de gauche sert à indiquer la structure de la
glycine de façon schématique et les experts l’emploient en sachant implicitement
comment ajouter les atomes manquants pour reconstruire le modèle de l'illustration de droite où les boules de couleur correspondent aux atomes (les blanches
pour l’hydrogène, les rouges pour l’oxygène et la bleue pour l’azote). L'illustration du milieu montre une molécule de glycine tricotée par une
biochimiste (pour accéder aux sources, suivre les hyperliens associés aux images).
Par convention, la glycine est symbolisée par une forme moléculaire
électriquement neutre. Dans les êtres vivants, la glycine se retrouve en
solution aqueuse, autrement dit en présence d’eau à l’état liquide, ce qui fait
tantôt rompre le lien attendu entre l’oxygène et le proton d’hydrogène associé
(dans la deuxième illustration, le lien entre la boule rouge et la boule
blanche) ou créer un lien entre l’azote et un troisième proton d’hydrogène (une
troisième boule blanche qui serait liée à la boule bleue). Ainsi, la glycine,
lorsqu’elle existe dans un être vivant est plus correctement repérée comme un
composé ionique avec une charge positive du côté de l’azote, une charge
négative du côté des atomes d’oxygène ou les deux en même temps, les charges
opposées étant maintenues à distance par la structure relativement rigide
figurée dans la première illustration. La photo d’en-tête de cet article a été
prise par le biochimiste Jerzy Gubernator à l’aide d’un microscope polarisant.
On y voit des cristaux de glycine colorés par le microscope.
Je
suis conscient qu’il est difficile de mettre de côté l’idée que la cellule est
la base du vivant. Il n’y a pas de doute que les cellules sont des êtres
vivants microscopiques. Dans la pensée commune, les virus sont aussi considérés
comme des êtres vivants, du fait de leur adaptabilité à la réponse immunitaire
des êtres multicellulaires qui tentent de les éliminer, même si les virus
dépendent d’une cellule hôte pour certains processus cruciaux à leur
reproduction et qu’ils n’existeraient donc pas sans les cellules. Cependant, certains
organites cellulaires comme les mitochondries et les chloroplastes, essentiels
à la vie animale et végétale, sont aussi de bons candidats à classer parmi les
vivants, en vertu de la théorie endosymbiotique, laquelle explique la
coexistence d’organites différenciés dans la cellule par des absorptions
successives d’êtres qui se reproduisaient autrefois indépendamment et qui en
sont venus à partager les ressources disponibles dans l’environnement
cellulaire, leur reproduction commune étant assurée par une harmonisation du
matériel génétique cellulaire.
Rappelons
que notre point de départ est une théorie des symboles bien ancrée dans les
rapports humains. La question de repérer les plus petites composantes de la vie
n’a de sens pour nous que dans la mesure où elle nous permet d’améliorer notre
connaissance de la vie en tant que symbole utilisé par les êtres humains. Pour
les êtres humains, les atomes sont des êtres matériels mais non des êtres
vivants. De même, les cellules sont sans ambiguïté des êtres vivants.
Cependant, les êtres humains vont volontiers utiliser le symbole de la vie pour
signifier l’intervalle entre l’apparition d’une chose et sa disparition. Par
exemple, la vie utile d’un véhicule automobile désigne son utilisation comme
moyen de transport depuis sa construction jusqu’à son recyclage. La vie d’une
étoile va de la contraction gravitationnelle d’une nébuleuse jusqu’à son
passage à l’état final soit de naine blanche, d’étoile à neutrons ou de trou
noir. Ainsi, la vie est d’abord et avant tout utilisée pour désigner des
processus, le plus important étant la vie humaine. Ce n’est que par
indifférenciation des différentes configurations tout au long d’un processus
qu’on en vient à utiliser la vie comme attribut d’une configuration
particulière. Il n’est pas nécessaire de séparer les êtres vivants des êtres
matériels dans la mesure où tous les êtres vivants sont aussi des êtres
matériels. Par contre, la vie humaine est dans son déroulement étroitement liée
à la vie animale, la vie végétale et bon nombre de processus similaires ayant
lieu sur la Terre. Il y a un ensemble d’atomes qu’on retrouve dans les acides
aminés, le phosphore, les minéraux et les métaux qui se composent et se
recomposent pour constituer le corps des êtres vivants et qui reste relativement
inchangé au niveau atomique depuis l’apparition de la vie organique. Cet
ensemble est bien défini au sens de notre théorie de l’existence matérielle et
c’est ce qu’on appelle couramment la biosphère.
Forts
de cette analyse, nous allons choisir la biosphère comme signification première
de la vie matérielle, avec un intérêt marqué pour les processus repérés par les
êtres humains, depuis les liens organiques moléculaires jusqu’aux
transformations d’ampleur planétaire en passant par l’utilisation des symboles.
L’être humain lui-même peut être vu comme un processus de la biosphère capable
de conserver avec précision et d’affiner des moyens d’orientation sophistiqués
de génération en génération à l’aide de symboles, ce qui lui confère une
influence significative sur les changements à long terme de la biosphère. En
l’état actuel du savoir, l’être humain sait reconnaître le génome — ou matériel génétique — des organismes
vivants et s’affaire à répertorier le protéome, soit l’ensemble des protéines
du vivant en fonction de l’espèce et du développement individuel. Il est arrivé
que des scientifiques attribuent de l’égoïsme aux gènes, ce que nous ne ferons
pas ici pour des raisons de clarté d’exposition. Cependant, en tant que
processus de la biosphère, il est en accord avec notre théorie de considérer
les gènes et les protéines comme des êtres vivants. Il s’agit simplement de ne
pas leur conférer la valeur morale intrinsèque que l’usage a donnée aux vies
humaine et animale.
Modifié, Illustration originale de CureFFI.org |
Pour
bien illustrer l’erreur de perception qui est possible si on désigne une
protéine comme un être vivant, considérons les maladies à prions que sont la
maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’être
humain et l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) — plus connue sous le nom
de maladie de la vache folle.
CC BY-SA 4.0 |
Le prion est une protéine pathogène qui n’apparaît dans la biosphère que si elle est préalablement assemblée à l’intérieur d’une cellule par des processus associés à la vie ordinaire de cette dernière. La conformation de la protéine lors de sa création est la même chez tous les mammifères qui ont les gènes appropriés et c’est une configuration inoffensive. Elle se retrouve principalement à la surface extérieure de la cellule et bien que son rôle cellulaire ne soit pas entièrement élucidé, elle est peut-être essentielle pendant une courte période de développement du cerveau de l’embryon, tel qu’observé chez certains rats. Cependant, il arrive que la protéine originale change de forme et se mette à communiquer cette forme à d’autres protéines de même composition. Il s’ensuit une multiplication exponentielle de cette forme maintenant pathogène, causant la mort des neurones et la dégénérescence du cerveau. Pire encore, le prion acquiert par sa conformation une résistance à la digestion et peut se transmettre d’un individu à l’autre s’il est ingéré. Il peut ainsi parfois se communiquer d’une espèce à l’autre, comme il s’est avéré pour l’ESB du bœuf vers l’être humain, forçant dans ce cas particulier des changements dans la réglementation de l’élevage et du commerce alimentaire. Pour en savoir plus, le site CureFFI.org est une excellente source anglophone d'informations sur les maladies à prions.
Lorsque
nous disons que les protéines sont des êtres vivants, nous disons simplement
que ce sont des êtres matériels qui font partie de la biosphère. Le prion est
virulent mais n’est pas plus vivant pour autant que la protéine sous sa forme
originale. Du point de vue du développement de la vie humaine, la protéine normale
est créée par l’organisme et disparaît lorsqu’elle est éliminée ou devient
pathogène. Du point de vue de la maladie et de son évolution, le prion apparaît
spontanément ou par contamination de forme et persiste jusqu’à la mort de l’hôte.
De même un atome de carbone peut se retrouver tout aussi bien dans l’être
humain vivant que dans du calcaire non-vivant. Il devient en quelque sorte impossible
ou à tout le moins trompeur de séparer les êtres vivants du non-vivant sans
différencier le contexte. Pour cette raison, notre prochain niveau d'observation sera non pas le monde vivant mais le monde sensible.