Dans la philosophie bouddhiste,
l’ignorance est définie comme étant la saisie du soi. Cette définition est
inaccessible à une philosophie occidentale construite sur la conscience
individuelle. Pour voir l’obstacle et le surmonter, rendons visite au philosophe
qui a ébranlé les assises de la scolastique d’Aristote : René Descartes.
Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, se met en scène chez lui,
confortablement installé dans un fauteuil au coin du feu, le corps contenté et l’esprit
libre de réfléchir à la nature profonde de l’existence. Il invite le lecteur à
faire comme lui table rase des opinions reçues de l’éducation et de la doctrine
et de ne réadmettre à titre de connaissances que celles qui passeront l’examen
de la raison claire exercée avec méthode. Les informations recueillies par les
sens n’échappent pas à cet examen et le philosophe se demande s’il peut se fier
à elles avec certitude. Il arrive qu’on ait des perceptions erronées — on s’en
rend compte quelquefois — alors comment savoir si nos perceptions sensorielles
ne proviennent pas d’un malin génie qui nous donnerait seulement l’impression
que nos perceptions sont objectives? C’est là que Descartes fait remarquer que
bien qu’il ne puisse pas savoir s’il perçoit réellement quelque chose ou s’il
s’agit d’une habile mise en scène, il sent qu’il perçoit malgré tout. Cette
perception directe de la cognition est pour lui la preuve de son existence :
« Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il [le malin génie] me trompe ;
et qu'il me trompe tant qu'il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois
rien, tant que je penserai être quelque chose.[i] »
Ce « je » philosophique doit
être déconstruit à son tour et dépouillé de sa subjectivité pour découvrir
l’esprit nu, qui n’est autre dans le bouddhisme que ce qui perçoit. Dans ce
cas, le phénomène de la perception n’est pas pensé en dépendance de l’existence
autonome du sujet. On dira que le « je » est imputé mais n’a pas
d’existence intrinsèque. La saisie du soi, c’est de penser exister
intrinsèquement. À Descartes on répondra : « Je m’impute à des pensées,
donc j’ai un esprit dont je suis accessoire. »
Cette façon de définir l’esprit,
c’est-à-dire par sa fonction de percevoir, nous permet d’identifier
formellement des esprits qui autrement ne sont jamais nommés autrement que dans
l’usage courant de la langue. On attribue couramment des perceptions à des
groupes et à des institutions. Par exemple : « La Cour entend la cause.
» Ou encore : « L’Homme [l’Être humain, dirait-on aujourd’hui] a marché
sur la Lune. » De même un couple, une famille démontrent un esprit commun.
Ceci nous ouvre la possibilité de
scruter d’un œil nouveau l’esprit d’un mouvement social.
[i] Les
Méditations métaphysiques de René Des-Cartes touchant la première
philosophie..., 1647, p.19 (copie numérisée : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86015099)
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