J'apprenais
hier dans le Devoir que mon premier ministre est amateur d'un certain genre
littéraire qui fait fureur sur Wall Street, mais dont peu de gens osent ouvertement
s'avouer friands. En effet, le journaliste Antoine Robitaille a révélé que lors
d'une réunion récente avec des hauts fonctionnaires et des patrons de sociétés
d'État, Philippe Couillard a été très clair : s'il y a un livre qui l'inspire,
dit-il, « et que vous devriez tous lire », c'est « The Fourth Revolution — The
Global Race to Reinvent the State. »
Étant
donné l'intérêt que je porte à l'administration publique, je me suis empressé
de le réserver à la bibliothèque municipale. Peut-être dû à l'admonition de l'Honorable
Philippe Couillard, le livre semble très prisé et je suis septième sur la liste
d'attente. Pourvu que les autres le lisent vite! Pour tromper mon ennui en
attendant de pouvoir faire mon devoir civique, je me suis amusé à lire les
critiques disponibles sur le web[i].
L'une d'entre elles m'a charmé par ses qualités littéraires et, pressé d'aider
mes concitoyens qui ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare, je me suis
autorisé à faire la traduction. Si vous êtes dans l'administration publique de
la Belle Province, lisez attentivement et dépêchez-vous de vous inscrire sur la
liste d'attente après moi!
Un cri de ralliement
« The
Fourth Revolution » de John Micklethwait et Adrian Wooldridge
par
Rosa Brooks, The New York Times, 26
juin 2014
Quelque part sur la longue route bosselée
de l'évolution humaine — entre l'émergence de l'Homme de Davos et la
TEDification de tout — une nouvelle espèce de journaliste a émergé,
particulièrement bien adaptée au paysage corporifié du biome médiatique
moderne. Appelons-le Homme d'Aspen, pour son penchant pour les Idées. (La Femme
d'Aspen existe aussi, mais l'espèce a un biais male.) Comme tous les
journalistes, l'Homme d'Aspen se nourrit d'histoires, d'études et de
statistiques, mais son génie particulier se trouve dans sa capacité de
transformer la mixture partiellement digérée résultante en dessert pour
l'esprit des amateurs de Malcom Gladwell et Thomas Friedman.
L'éditeur en chef de The Economist, John
Micklethwait, et son éditeur de direction, Adrian Wooldridge, sont des
spécimens exemplaires de l'Homme d'Aspen. En 2000, ils ont
écrit « A Future Perfect: The Challenge and Hidden Promise of Globalization »;
leurs livres suivants comptent « The Company: A Short History of a
Revolutionary Idea » (2003) et « God Is Back: How the Global Revival of Faith
Is Changing the World » (2009). Ayant
établi leur crédibilité dans le domaine des Idées globales et révolutionnaires,
ils doublent la mise avec « The Fourth Revolution: The Global Race to Reinvent
the State. »
Leur thèse est la suivante : Depuis 500
ans, la capacité de l'Occident de réinventer l'État lui a permis de diriger le
monde. Aujourd'hui, par contre, l'Occident est encombré par des gouvernements
dysfonctionnels, des budgets ballonnés et des publics complaisants; il risque
de perdre son avantage au profit d'États asiatiques plus voraces et plus autocratiques.
Malgré cela, si nous, en Occident, pouvions seulement apprendre à mettre « plus
d'emphase sur les droits individuels et moins sur les droits sociaux » et ainsi
réduire « la charge », nous pourrions raviver « l'esprit de la démocratie » —
qui demeure « la meilleure garantie d'innovation et de résolution de problèmes.
»
« The Fourth Revolution » est un livre
prenant, sautillant vivement — bien qu'avec sélection — à travers cinq siècles
d'histoire. Il effectue des arrêts brefs en cours de route pour expliquer
« pourquoi les idées comptent » et pour évaluer les « trois révolutions et
demie » qui ont propulsé l'Occident dans son rôle de chef de file maintenant
précarisé. La première révolution de Micklethwait et Wooldridge fut la montée
de l'État-nation européen après la paix de Westphalie; la seconde fut, à la du fin
dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, le tournant vers les droits
individuels et le gouvernement imputable; la troisième fut la création de
l'État-providence moderne. Chaque révolution améliora la capacité de l'État à
fournir l'ordre et à livrer les services vitaux tout en nourrissant
l'innovation. Mais comme les publics démocratiques exigeaient de plus en plus,
l'État promit de plus en plus, jusqu'à s'étendre trop pour lui. À la révolution
3.5, Margaret Thatcher et Ronald Reagan essayèrent, mais échouèrent, de réduire
l'État.
« The Fourth Revolution » ne s'embourbe jamais
trop dans l'histoire. Micklethwait et Wooldridge constatent avec admiration que
les rivalités entre États-nations européens « construisirent à la hâte[ii]
un système de gouvernement sans cesse amélioré », mais que bien que cette « lutte
pour l'adresse politique et économique ait souvent été sanglante et
salissante », nous sautons ce sang et ces souillures. Nous sautons
également la Révolution française, qui a « dégénéré en un bain de sang », et le
communisme, une « aberration ». Finalement, nous glissons à côté du carnage du
vingtième siècle, ne faisant une pause que pour considérer que la deuxième
guerre mondiale « a démontré la capacité de l'État à déployer des ressources à
un niveau inégalé. »
Micklethwait et Wooldridge reconnaissent
qu' « une histoire complète de la manière dont l'Occident a établi son avance
en matière de création d'État serait une tâche monumentale ». Mais l'Homme
d'Aspen et ses lecteurs n'aiment pas les ouvrages lourds, alors ils « s'abstiennent
de toute tentative de visée d'ensemble ». Ils se servent plutôt de penseurs
exemplaires pour illustrer l'esprit de chaque évolution.
La première révolution est exemplifiée
par Thomas Hobbes, qui a insisté pour que l'État existe aux fins de fournir des
bienfaits à ses sujets, et non le contraire. John Stuart Mill typifie la
seconde révolution, à la fois pour son emphase précoce de la liberté et pour
son tournant subséquent vers des idées plus collectivistes. Beatrice Webb
symbolise la troisième, exemplifie l'engagement idéaliste d'utiliser le pouvoir
de l'État pour remédier aux inégalités sociales, mais est trop empressée à
admirer Staline. Même la révolution manquée de Thatcher et Reagan a son avatar,
Milton Friedman (rencontré par un des auteurs pour la première fois, «
minimalement vêtu », dans un sauna de San Francisco en 1981).
Ceci est de loin la partie la plus forte
de « The Fourth Revolution », offrant un compte-rendu réfléchi de la manière
dont Hobbes, Mill, Webb et Friedman se sont chacun débattu avec cette question
des plus fondamentales, À quoi sert l'État? Mais une fois évanouis ces penseurs
et les mouvements intellectuels qu'ils ont inspiré, se lamentent Micklethwait
et Wooldridge, ce fut la descente de l'Occident, qui a cessé de se poser les
questions difficiles et qui a commencé à chercher des solutions de facilité.
C'est également la descente pour le
lecteur, qui est bientôt laissé à la dérive dans une mer d'anecdotes. On nous
dit, par exemple, qu' « il a fallu 4 ans à l'Amérique pour construire le Golden
Gate Bridge », mais qu'aujourd'hui, « un projet de construction d'un parc
d'éoliennes près de Cape Cod est à l'étude depuis une décennie pendant que 17
agences l'étudient. » Aussi, le gouvernement fédéral de l'Amérique a maintenant
« moins d'appui que George III en avait au moment de la Révolution
américaine. » (Micklethwait et Wooldridge n'offrent aucune source pour cet
aperçu des suffrages de George III.)
On nous offre le récit de Dr. Devi
Shetty, « le chirurgien cardiaque le plus réputé de l'Inde », dont « l'équipe
d'au près 40 cardiologue exécutent environ 600 opérations par semaine »,
baissant les coûts sans réduire la qualité. Nous apprenons, aussi, que la Chine
se penche intensément sur l'amélioration de la gouvernance — mais la Chine est
toujours en retard sur l'Occident, parce que « vous avez besoin de liberté
intellectuelle pour que surgissent les idées sensationnelles. » Pour
l'illustrer, Micklethwait et Wooldridge choisissent de citer un commentateur Chinois
qui reconnait « tristement » que bien que la Chine ait le kung-fu et que
la Chine ait des pandas, la Chine « n'aurait pas pu faire un film comme
"Kung Fu Panda". »
Heureusement, « les idées traversent les
frontières » et il n'est jamais trop tard pour l'Occident de défendre la cause
de la liberté. Ceci semble dire, de façon variée, se tourner vers les nouvelles
technologies, sous-traiter, se débarrasser du trucage électoral, réduire les
droits acquis, couper les subsides agricoles et retirer l'État de l'octroi de
licences pour les coiffeurs. Mais Micklethwait et Wooldridge n'offrent aucune
théorie cohérente pour le changement, son opération ou ses causes. « L'Occident
» a « réinventé à répétition l'État », dit-on, et « il peut de nouveau le faire
». Mais qui au juste est « l'Occident » et comment peut-« il » réinventer « l'État
»?
C'est dommage, puisque les auteurs
soulèvent des questions importantes. « L'État est en crise », notent-ils.
« Le mystère est de savoir pourquoi tant de gens supposent qu'un changement
radical est improbable ». Ils ont raison de voir là un mystère: Si les derniers
500 ans nous ont bien montré quelque chose, c'est que le changement radical se
produit à répétition. Pourtant, au cours de leur excursion allègre dans les
siècles derniers, ils ne se frottent jamais à une vérité encore plus troublante
: L'évolution du système de gouvernance occidental « s'améliorant sans cesse »
est inextricablement liée au carnage de masse.
L'État-nation moderne a émergé des
guerres de religion qui ont décimé l'Europe centrale au dix-septième siècle,
tandis que les réformes des dix-huitième et dix-neuvième siècle louées par les
auteurs étaient liées aux révolutions américaine, française, les guerres Napoléoniennes,
la guerre franco-prussienne et les guerres d'unification de l'Italie, entres
autres. En ajustant pour la taille de la population, les taux de mortalité dans
ces conflits étaient atterrants — et ceci sans parler des guerres de domination
coloniale qui ont aidé à alimenter l'expansion économique de l'Occident.
L'émergence de l'État-providence est liée de manière semblable aux deux guerres
catastrophiques du vingtième siècle.
Mais l'Homme d'Aspen survit parce qu'il
connait son auditoire. Avant tout, il sait ceci : Au grand festival global des
idées, le carnage et la douleur sont des spectres distinctement malvenus.
Le prochain livre de Rosa Brooks, « By Other Means:
How Everything Became War and the Military Became Everything », sera publié en
2015.
[i] Dans le
Wall Street Journal : http://online.wsj.com/ articles/book-review-the- fourth-revolution-by-john- micklethwait-and-adrian- wooldridge-1401405100
Dans le New York Times : http://www.nytimes.com/2014/ 06/29/books/review/the-fourth- revolution-by-john- micklethwait-and-adrian- wooldridge.html
Sur le site d'un centre de réflexion libéral: http://www.trop-libre.fr/ croissance-2/the-fourth- revolution-manuel-pour-une-r% C3%A9volution-lib%C3%A9rale
Dans le New York Times : http://www.nytimes.com/2014/
Sur le site d'un centre de réflexion libéral: http://www.trop-libre.fr/
[ii]
ndT L'auteur joue sur le sens de « throw up » qui veut également dire «
vomir ».
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