vendredi 9 septembre 2016

Pensée du 9 septembre 2016

Nous n’avons pas encore appris à faire face aux contradictions flagrantes de notre époque. Nous savons déjà que les êtres humains sont capables de coexister de manière plus civilisée, mais nous ne savons pas comment y parvenir dans la réalité de notre vie collective — ou nous ne le savons tout au plus que par intermittence. Nous savons seulement qu’un grand pas sera fait lorsqu’on aura réussi à établir un meilleur équilibre entre la maîtrise de soi et l’accomplissement de soi, mais nous sommes toujours en quête d’un ordre social stable qui garantisse un tel équilibre. Cela ne devrait pas être hors d’atteinte de l’humanité au cours des millénaires à venir.
Norbert Elias, Théorie des Symbole, édition française, 2015.
C’est ainsi que se termine le livre que préparait le sociologue Norbert Elias lorsqu’il est mort en 1990. Cet extrait donne tout de suite une idée des échelles de temps avec lesquelles Elias pensait le social. Bien qu’on m’ait dirigé vers cet auteur il y a peu de temps[i], j’ai reconnu assez vite qu’il y a dans l’œuvre d’Elias une contribution scientifique importante à la compréhension des sociétés humaines. Je ne prétends pas maîtriser ses idées, je rapporte ici ce que j’en comprends à ce jour.

Elias établit une distinction claire entre le processus d’évolution biologique qui a fait apparaître l’espèce animale homo sapiens du processus de développement social qui est à l’œuvre dans les sociétés humaines. Contrairement au processus d’évolution qui agit sur des temps très longs et dont l’objet est l’espèce (et donc fortement associé à la structure génétique des organismes), le processus de développement social agit sur des temps moins longs et son objet est la communauté humaine qui partage un fonds de symboles remplissant simultanément trois fonctions : l’orientation des êtres dans leur environnement, la communication entre les êtres et l’accumulation de connaissances transmissibles de génération en génération (et donc fortement associé à la langue de la communauté).

Pour Elias, les sciences sociales requièrent de la part des chercheurs une attitude qui relève à la fois de l’engagement et de la distanciation. La distanciation est nécessaire puisque la recherche se fait en puisant dans le même fonds de symboles que celui de l’objet d’étude. La tendance observable en recherche est qu’il y a une spécialisation du langage scientifique selon les disciplines. Ce que propose Elias, c’est d’étendre le cadre de référence à des temps très longs et de considérer les phénomènes dans la durée. Ceci implique d’accorder moins de pouvoir explicatif aux modèles statiques des structures sociales. Pour ce qui est de l’engagement, je crois comprendre que c’est un souci particulier pour le travail de synthèse, que la spécialisation rend difficile aux niveaux plus élevés.

Je ne crois pas qu’Elias s’en soit rendu compte, mais lorsqu’il représente symboliquement la société comme une suite de configurations, il emploie l’objet mathématique qu’on appelle dans ce domaine un graphe, c’est-à-dire un ensemble de sommets (les individus, dessinés par des points) et un ensemble d’arêtes (les relations binaires, dessinées par des lignes reliant un point à un autre point). En modélisant la société de cette façon, Elias met l’emphase sur les relations entre les individus plutôt que sur les individus eux-mêmes, s’éloignant du modèle usuel qui oppose l’individu à la société et qui occulte de ce fait la structure sous-jacente.

Une mise en garde s’impose quand à la notion du processus de civilisation, qu’Elias a mis en évidence en étudiant les sociétés médiévales et leurs manuels de bonnes manières. Il ne faut pas penser qu’on peut tirer de cette notion un projet de civilisation. L’impérialisme et la colonisation sont des phénomènes sociaux qui s’accompagnent toujours d’une justification symbolique synonyme d’un progrès social. Le processus de civilisation d’Elias est un développement social réversible, soit un concept purement scientifique, dont le pouvoir explicatif est pour l’instant indissociable du cadre théorique développé par Elias et les sociologues de son école.

En tout et pour tout, on se souviendra de Norbert Elias comme d’un penseur majeur du XXème siècle. Pour ma part, j’arrive à un stade important de mes réflexions. C’est le temps pour moi de me détacher de mes lectures et de proposer quelque chose d’original.


[i] Merci à Pierre-Jean Simon pour une correspondance en 2014.

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