Le thème de la formation d’une société est quelquefois
abordé de la façon suivante en fiction : on présente un groupe de
personnages qui ont oublié qui ils sont et on les accompagne dans leur quête de
donner un sens à la situation dans laquelle ils se trouvent. Au fur et à mesure
qu’ils rencontrent des obstacles et choisissent de réagir d’une façon ou d’une
autre, les personnages apprennent à se connaître et à connaître leurs
compagnons d’infortune. On peut voir ce procédé dramatique comme une allégorie
de la condition humaine. L’immigré, l’enfant qui arrive dans une nouvelle
école, l’être humain qui se retrouve dans un nouveau milieu, chacun est
confronté à des réalités qui le forcent à revoir son rapport à soi et aux
autres. De même, ceux et celles qui se mobilisent pour un changement social
sont plongés tous ensemble dans cette situation et c’est le groupe entier dont
l’identité est fluctuante.
Avec l’indignation de 2011 face à la situation
économique, politique et sociale de la planète est apparu aussi le désir de
s’unir pour y changer quelque chose. Des milliers de gens ordinaires sont
descendus dans la rue et ont occupé des places publiques. Ces foules du
Printemps arabe, des Indignados et d’Occupy Wall Street, entre autres, ont
voulu durer. En particulier, une des
propositions adoptées à l’assemblée de Montréal du 15 octobre 2011 était de
« rester unis ». Je me rappelle m’être demandé, en entendant cette
proposition, ce qu’elle voulait dire au-delà du sentiment. Selon ma
compréhension actuelle, c’est un appel à conserver l’esprit commun qui prend
corps avec la réunion libre et volontaire des gens présents. L’unité désirée
serait donc une unité d’esprit. Pour que cette unité ait un sens dans la durée,
il doit y avoir des façons de la recréer lorsque les circonstances changent. Dans
les assemblées des peuples autochtones et des Quakers, entre autres, il y a des
préliminaires aux échanges qui recréent cette unité d’esprit. Dans un mouvement
social naissant, les méthodes sont élaborées par tâtonnement, sur la base de ce
que les plus expérimentés apportent à la collectivité. Un mouvement social
naissant est, de cette façon, comparable à une société en formation.
Ceci m’amène à vous parler du système théorique élaboré
par René Girard pour traiter de la violence collective.
L’œuvre de Girard est généralement divisée en trois
grandes réflexions qui se suivent et se répondent. La théorie du désir mimétique s’intéresse à la
transitivité du désir amoureux. La théorie du mécanisme émissaire — aussi appelée théorie de la victime émissaire — explique le rôle de
la violence collective et son lien avec la culture. Enfin, le christianisme est
étudié sous cette loupe.
La théorie du désir mimétique réfute l’originalité du
désir qui va de l’être aimant à l’être aimé et substitue au couple un trio :
pour que naisse le désir d’un être pour un autre, il doit y avoir la
manifestation d’un désir pour cet autre chez un tiers qui sert de modèle à
l’être aimant. Girard a d’abord
développé cette idée en remarquant le caractère universel des dynamiques
amoureuses dans de grandes œuvres de la littérature. Ceci l’a conduit à porter
son attention sur la symétrie du désir pour l’être aimé chez les deux êtres
aimants, les rôles pouvant s’échanger entre le modèle et son double. Le moteur
du drame est l’indifférenciation entre les être aimants, chacun étant le rival
de l’autre, et ce conflit trouve sa résolution dans la disparition d’un des
deux rivaux.
La théorie du mécanisme
émissaire vient de l’étude par Girard des mythes fondateurs des sociétés
étudiées par l’anthropologie. Il y note la récurrence d’un schéma
narratif de fondation : la proto-société traverse une crise qui se résout
par le sacrifice d’un membre du groupe. Le mythe de fondation est en ce sens le
récit d’un meurtre collectif qui a été sacralisé et qui sert de modèle aux
rites de perpétuation de la société. De plus, lorsque survient la crise
originelle, et de façon similaire au désir mimétique, la désignation du bouc
émissaire se fait par émulation, et tant et aussi longtemps que dure cet emballement mimétique, il est impossible
de prévoir le choix collectif définitif de l’individu dont le sacrifice mettra
fin au conflit et à la violence. Par la suite, le récit mythifié de cette
fondation permet la ritualisation du sacrifice et, éventuellement, son
remplacement par d’autres institutions vouées à la résolution des conflits. Une
condition essentielle pour que le mécanisme émissaire soit opérant, c’est la méconnaissance de son existence par les acteurs
impliqués. D’ailleurs, Girard attribue à l’amélioration de la connaissance
humaine l’effet paradoxal de rendre le mécanisme émissaire inopérant et de
forcer l’être humain à s’adapter à son abandon sous peine de s’anéantir. Sur ce
dernier point, remarquez que Girard développe l’essentiel de ses théories dans
un monde divisé entre deux grandes puissances[i],
chacune désirant éliminer son adversaire mais incapable d’y arriver.
La troisième partie du système girardien n’est pas une
théorie à proprement parler, mais une relecture de la Bible à l’aune du
mécanisme émissaire. Girard présente ce travail d’exégèse comme l’origine et
l’explication de sa conversion personnelle. En s’appuyant sur des récits
bibliques, il montre comment la victime sacrificielle, qui est perçue comme
l’être par qui le scandale — la crise
mimétique — arrive et dont la mise à mort met fin à la crise, devient
subséquemment une victime innocente. La mort du Christ est alors l’événement
fondateur qui révèle au monde le mécanisme émissaire et lui retire son pouvoir
opérant : c’est le sacrifice qui met fin aux sacrifices.
Bien qu’elle comporte des points faibles qui ont attiré
des critiques tant des croyants que des érudits, la pensée girardienne reste
féconde en intuitions pour l’amateur de mouvements sociaux.
Un mouvement social apparaît dans une société déjà
fondée et cohabite avec celle-ci tant que dure le conflit, mais ça n’empêche
pas que des crises internes au mouvement revêtent des formes comparables aux
crises mimétiques des sociétés en formation. Dans ce cas, il n’est pas question
de meurtre fondateur, mais plutôt d’exclusion hors du mouvement comme mécanisme
de perpétuation de l’unité, un mécanisme lui aussi opérant sur la base de la
méconnaissance du processus par ses acteurs.