Rappel : Nous nous sommes fixés comme objectif de comprendre la coexistence à partir de la vision anthropologique du sociologue Norbert Elias. Nous avons d’abord exploré une théorie de l’existence matérielle fondée sur les connaissances de la chimie contemporaine. Cette conception s’est montrée aisément applicable à la désignation de choses comme l’eau, la Terre, l’acide aminé. Le cas de la molécule du prion, par contre, a révélé la difficulté de signifier la vie sur la seule base d’une théorie matérielle. En effet, puisque la molécule du prion est produite par les mammifères, elle fait forcément partie de la biosphère. Mais l’être humain s’intéresse au prion d’abord et avant tout en raison de sa relation de cause à effet avec une maladie mortelle qui survient — que ce soit spontanément ou par contamination — lorsque cette molécule se conforme mal et se reproduit dans le corps de l’animal infecté. Le prion est donc plus volontiers associé à la mort qu’à la vie.
René Descartes, Traité de l'Homme (wikimedia) |
Le
prion est bien un être matériel puisque c’est une molécule dont on connaît
exactement la composition chimique, même si sa conformation exacte résiste
encore à l’examen des biochimistes. Cependant, le prion est plus adéquatement
décrit comme un être qu’il est important de repérer dans l’environnement humain
au sens de la théorie des symboles d’Elias. En effet, rappelons que l’être
humain est considéré comme un animal qui utilise des symboles pour se repérer
dans son environnement, pour communiquer avec ses semblables et pour transmettre
son savoir accumulé aux prochaines générations. En tant que symbole, le prion
est utilisé par l’être humain pour repérer la maladie de Creutzfeld-Jacob et
des maladies similaires chez les animaux. Les scientifiques utilisent le prion
et son autre symbole PrPsc pour communiquer entre eux les résultats
de leurs recherches sur la protéine en question. On peut imaginer qu’un jour on
saura guérir de la maladie et qu’à l’avenir on préservera ce savoir. Ni la
forme, ni le mode de reproduction du prion ne sont encore connus, mais il n’y a
aucun doute que le prion existe et on cherche évidemment à améliorer nos
connaissances sur cet être.
À
partir de cette observation, nous sommes conduits à chercher une définition de
l’être qui permette de mieux saisir le prion et toute autre chose se trouvant en
étroite relation avec la vie humaine mais difficile à symboliser dans le cadre
d’une théorie de l’existence matérielle. Pour ce faire, nous allons revenir au
point de départ d’Elias, soit la biologie et emprunter un autre chemin.
Pour
Élias, les symboles de base sont produits par le biais de sonorités qu’émettent
les êtres humains. C’est par le développement d’une extraordinaire variété de
séquences sonores employées, mémorisées et transmises que l’humain aurait
acquis sa spécificité. Pour
nous, l’écriture et la gestuelle — comme la langue des signes — ne diffèrent
pas de la parole dans leur usage : elles se qualifient toutes comme des
utilisations de symboles par l’animal humain. En effet, elles ont en commun d’être
émises, perçues et mémorisées par l’humain pour se repérer dans son environnement.
De ce point de vue, une chose indispensable à l’existence humaine est le
phénomène de la perception. Les humains identifient facilement cinq sens :
la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. On inclut aussi le sens de
l’équilibre, la proprioception — ou la perception de la position du corps dans
l’espace—, la thermoception — la perception de la chaleur — et la nociception,
associée à la douleur. On trouve chez d’autres animaux les sens de
l’électroception — perception des champs électriques —, la magnétoception —
perception des champs magnétiques — et l’écholocalisation, associée aux ondes
sonores et ultrasonores. Les sens sont propres à chaque individu : seul
l’animal qui a les organes appropriés reçoit directement l’information apportée
par ses sens. Dans le corps de l’animal, on comprend actuellement que les informations
recueillies par les sens se perpétuent et entrent en relation les unes avec les
autres pour générer de nouvelles informations. La science regarde du
côté des neurones et de leurs interrelations pour expliquer ce phénomène en
termes matériels. Du point de vue de la théorie des symboles, ce qui nous
intéresse surtout c’est que l’humain s’appuie sur cette activité interne de
l’individu pour générer et transmettre des symboles par l’intermédiaire de
gestes et de sons. Sans nécessairement en connaître les successions exactes, on
peut imaginer des continuités de symboles dans l’expérience individuelle depuis
la perception des symboles par les sens, leur considération dans une suite de
pensées conceptuelles et leur expression à l’attention d’autres individus. Dans
ce contexte, la perception signifiera indifféremment l’expérience sensorielle
associée aux organes et la conception qui relève, elle, de la pensée.
Cette
théorie de l’existence sensible reposera donc sur la perception. On dira qu’un
être sensible est une chose qui perçoit. Notons que si cette définition est
pratiquement tautologique à première vue, on la retrouve dans des philosophies
orientales de longue date. La perception n’est pas une chose statique, séparée
du support des organes sensoriels ou de la pensée. Elle est plutôt comparable à
un mouvement, un changement d’état. En percevant, l’être sensible se
transforme. Pour que la perception ait un sens, il y a présomption d’une continuité
de l’être d’avant la perception avec celui qui la suit. Prenons l’exemple de
l’œil, l’organe de la vue. L’œil existe pour voir. Physiquement, l’œil reçoit l’énergie
lumineuse, la focalise sur la rétine où des cellules sensibles à différents
types de lumière permettent d’informer l’organisme voyant sur son
environnement. C’est un cas particulier de ce qu’on appelle une perception
directe ou immédiate. La forme précise qui apparaît et les phénomènes physiques
en jeu sont moins importants que la faculté de transformer la lumière captée en
objet de la pensée. Il n’y a pas de possibilité d’erreur dans une perception
directe. Tel qu’observable dans la continuité de l’activité mentale de l’animal,
la forme captée dure au-delà de la perception directe. Elle peut être captée à
nouveau par des cellules nerveuses, par exemple, et se transmettre par l’action
de la force électrique sur des molécules ionisées. Ainsi, rien n’empêche de
voir l’activité nerveuse comme une multitude d’êtres sensibles qui perçoivent
et communiquent entre eux. Il vaut mieux cependant ne pas s’attacher
exclusivement à des représentations biologiques de la pensée. On peut aussi
bien imaginer que les perceptions d’un être sensible coexistent et se meuvent de
façon comparable à l’eau de l’océan qui s’agite sous la force des vents et des
flots. En fait, cette image est souvent évoquée par les humains pratiquant la
méditation, une forme d’introspection visant à donner à l’individu une
connaissance directe du fonctionnement de ses propres pensées. Un esprit agité
sera ainsi comparé à une mer démontée et un esprit clair, une mer lisse.
La
perception participe à la fois de l’être qui reçoit une forme et de la forme
reçue. Par exemple, la perception directe du Soleil ne se fait pas sans
l’existence corporelle de l’œil qui reçoit la lumière de l’astre ni sans l’image
du disque solaire projetée sur la rétine. Sans chercher à
jouer avec les mots, nous commençons à voir que cette compréhension de l’existence
sensible peut être étendue à bien des choses qui ne sont pas habituellement considérés
comme des êtres sensibles. L’œil en est un exemple, mais par extension on pourrait
aussi bien dire d’un atome qui capte de l’énergie qu’il est un être matériel
qui perçoit de l’énergie. Il y a bien sûr une contradiction apparente entre l’usage
courant qui réserve la perception aux animaux et aux esprits et cette
définition de la perception qui semble confondre des catégories que l’humain
trouve important de distinguer. Cette difficulté intervient justement en raison
de l’utilisation de symboles par l’être humain pour se repérer. En Occident, le
verbe « percevoir » est apparu au XIIème siècle pour
signifier l’action de se rendre compte de quelque chose. Il est bien entendu
que cette action joue un rôle crucial dans la transmission de connaissances et
qu’elle est indispensable aux animaux dans leur vie de tous les jours. Il n’est
pas question ici de nier la différence pour les humains entre les perceptions d’un
animal vivant et les changements d’état de la matière inerte sous l’effet de l’énergie.
Simplement, il s’agit de choisir une définition objective de la perception pour
élaborer une théorie de l’existence qui se prête à la réfutation par le
raisonnement. Dans la théorie de l’existence matérielle que nous avons élaborée
antérieurement, les unités de base choisies étaient les atomes même si nous savons que ces
derniers sont constitués d’énergie, en raison du savoir que nous avons hérité du
physicien Albert Einstein. L’important pour nous était d’avoir des éléments de
base. Pour notre théorie de l’existence sensible, il n’y a pas de science
exacte qui puisse nous informer sur les perceptions de base. Au mieux, nous
pouvons suivre l’usage et poser qu’il existe des perceptions de base, à partir
desquelles se construisent les perceptions animales et les conceptions
mentales, sans fixer de critère pour départager les êtres sensibles qui peuvent
tout aussi bien relever du vivant ou que de la matière inerte.
En
guise d’illustration, revenons au prion. Le prion est-il un être sensible?
Avant que nous ne connaissions sa composition chimique, on se rendait compte de
son existence par la déduction : certaines maladies dégénératives du
système nerveux ne pouvaient s’expliquer que par l’existence d’un pathogène de taille
virale ou inférieure se propageant d’un individu à l’autre d’une même espèce
par la voie alimentaire. Il est admis qu’une bactérie est un être vivant,
puisqu’elle est un être unicellulaire et que, par convention, toute cellule est
de l’ordre du vivant. On peut également considérer que les virus sont des êtres
vivants, en vertu du matériel génétique qui leur permet de se répliquer à l’intérieur
de cellules vivantes. Tant les bactéries que les virus possèdent une enveloppe et
des protéines sur leur surface extérieure pour interagir avec leur environnement
— bien que les virus ne l’expriment que pour une partie de leur cycle de
reproduction. Pour cette raison, on peut les considérer sans ambiguïté comme
des êtres sensibles. Mais que dire du pathogène qu’est le prion? On sait
maintenant qu’il résulte d’une malformation d’une certaine protéine de l’animal
mammifère, la protéine PrP, mais qu’il n’a pas en soi de matériel génétique autre
que sa conformation, qui est maladive précisément parce que facilement communicable
à des protéines PrP saines, au détriment de la santé de l’animal. Pourtant, la
conformation se reproduit fidèlement, en certains cas d’une espèce à l’autre
comme pour la maladie de la vache folle, et elle est spécifique à l’espèce de l’animal
affecté au départ. D’une certaine façon, on pourrait dire que le prion est
lui-même son propre matériel génétique et qu’il se reproduit en agissant sur la
protéine saine. D’un autre côté, le prion est bien plus stable que la protéine
PrP dont il est issu et en ce sens c’est la protéine PrP qui est l’être
sensible et le prion, par sa présence, un simple catalyseur de la
transformation de la protéine saine en prion. La différence importe peu pour l’animal
qui en souffre, y compris l’humain qui cherche avant tout la prévention et la guérison.
Pour la suite de la discussion, faisons donc le choix de prendre comme base de la
perception les interactions issues de la coexistence, sans présumer ni exclure
d’animations à attribuer aux êtres en présence. Autrement dit, on dira
indifféremment que l’humain perçoit un animal, que l’œil perçoit une image, que
la cellule perçoit ses voisines, qu’un récepteur cellulaire perçoit une
hormone, sans distinguer la nature vivante ou inerte des êtres en présence.